LE MAL DU PAYS : LES INTELLECTUELS CONSTIPES

Il me semble l’avoir déjà dit quelque part mais ce ne serait pas un tord de le répéter ici. « Nous vivons dans une société où seul le résultat compte. L’on nous juge en fonction de notre appartenance politique ou de notre avoir. Peu importe que nous ayons vendu notre âme, retourné notre veste, hypothéqué la vie de nos frères et de nos enfants, souillé notre corps dans la pédophilie, trahi des proches pour l’intérêt personnel, nagé dans l’hypocrisie, trafiqué la vérité, abusé du pouvoir, vécu à la sueur du front des autres, foulé du pied la justice1. » Tout ce qui importe c’est de parvenir à porter un titre quel qu’il soit. Toute analyse, même superficielle de notre société, arriverait à une conclusion analogue. Ce n’est pas rien. C’est que nous souffrons encore des traumatismes de notre passé colonial. Pendant la colonisation, les colons français pour mieux asseoir leur domination avaient établi douze commandements que « chaque administrateur colonial, chaque agent colonial, quel que soit son statut, [était] tenu de faire une application rigoureuse2. » Il leur a été, entres autres, demandé d’«avoir soin de décorer [nos] élites qui sont favorables et [nos] fonctionnaires qui sont dévoués à [leur] cause3.» Ceux qui étaient ainsi décorés ne l’étaient pas pour une quelconque bravoure ou mérite, mais seulement parce qu’ils collaboraient avec l’envahisseur. Le titre n’avait donc pour fonction que de susciter la jalousie d’une part, afin que soient acquis à la cause coloniale le plus d’indigènes possibles, et d’autres parts, il ne s’agissait que de diviser pour mieux régner car le sait-on bien Bür ayoul Dak yaa aaye. Le titre donnait ainsi naissance à un semblant de valeur sociale, parce que permettant d’obtenir un traitement colonial privilégié dont les bénéficiaires pouvaient se vanter en se croyant plus valeureux que leurs semblables, d’où la naissance du mot wolof Titerou (se vanter de son titre, de sa distinction), dérivé du mot français Titre. Quarante cinq années après la décolonisation, cette attitude est plus que jamais présente dans notre système d’habitus social. On ne parvient vraiment dans la société sénégalaise que quand nous occupons, par quelque moyen que ce soit, ce que communément nous appelons poste de responsabilité. C’est là seulement que commence notre existence sociale. On se croit alors non seulement plus valeureux que nos compatriotes mais aussi et surtout, investi d’une puissance divine, d’une mission sacrée. On croit même que notre propre mère est plus probe que toutes les autres mères sénégalaises, notre soit disant réussite personnelle n’étant que la récolte des graines que notre mère aurait semée dans le jardin paternel : Ligéyou ndèye, agnou-p dom. Par conséquent, quand on nous soustrait le titre, c’est du coup, toute cette symbolique sociale qui dégringole. Les réactions qui s’en suivent sont celles identiques aux grognes et manifestations des partisans du ministre de l’intérieur récemment congédié. Cette attitude bien sénégalaise, est partout présente dans notre société. En vérité, tout ce qui nous intéresse, et cela depuis notre plus jeune âge c’est de parvenir, non pas en terme d’humanité, mais en terme de distinction : c’est le drame du diplôme. A la question « que voulez-vous devenir quand vous serez grand ? », nous avions souvent rétorqué à nos instituteurs des postes qui nous permettraient de gagner beaucoup d’argent, où l’on serait distingué par le titre. Rare sont les fois où on entend un enfant sénégalais s’intéresser à tel ou tel autre métier dont la finalité ne serait pas la richesse. Cela traduit la manière dont nous considérons l’éducation scolaire, non pas en terme d’entreprise de socialisation et d’insertion, et même quelque fois d’aliénation, mais comme un moyen de parvenir à l’obtention d’un diplôme. Or, le diplôme ne fait que sanctionner la fin d’une formation dans un système donné. Il ne justifie pas les compétences du diplômé. Il ne fait pas non plus du tenant un intellectuel avéré en tant qu’il serait consacré par le système de la société dont il est issue. C’est cela aussi le drame de nos sociétés africaines. La science que nous considérons universelle, n’est en fait, dans plusieurs domaines (pas tous), que des réponses culturelles à des besoins naturellement définis par l’environnement social immédiat. Le diplôme ne certifie autre chose sinon que le diplômé ait acquis la somme des connaissances connues, reconnues par un système, et définie comme science au sein du même système. Dans une autre société cependant, ou au sein d’un autre système au même moment, tout à fait autre chose pourrait valoir de science et serait, dans les limites de ce système, valable de la même manière. En tant que telle, la science n’est autre qu’un discours construit, argumenté, démontré, illustré et adopté par une convention. En ce sens, elle n’est donc pas naturellement universelle. Mais le drame c’est que nos supposés intellectuels sénégalais, avec leurs croyances en des sciences universelles, infaillibles et valables en tout temps et tout lieu, ont souvent du mal à déterminer les raisons pour lesquelles leurs connaissances sanctionnées par les diplômes du système occidental, même des universités occidentales les plus prestigieuses, ne fonctionnent que quelques rares fois en Afrique. C’est que l’environnement dans lequel nous vivons nous impose de construire un discours adapté à ses réalités, démontré et prouvé. En quelque sorte, l’Afrique doit créer, dans plusieurs domaines, sa propre science. Ce n’est pas refuser, ni réfuter la science des autres peuples autour de la terre, bien au contraire, c’est plutôt une entreprise de questionnement de l’apport des autres dans une totale prise en compte de nos réalités sociales immédiates. Tant que nous ne parviendrons pas à faire la part des différences essentielles entre l’universel et le culturel, les problèmes africains n’auront jamais de solutions. Et, nos prétendus intellectuels pourront continuer à n’être que de catastrophiques subordonnés du système qui tente de s’universaliser. Le premier intellectuel parmi nous sera dans cette veine, non pas celui qui, à chaque fin de phrase nous citera des auteurs qui n’ont ni vécu dans notre environnement, ni pris en compte nos réalités sociales, ni pensé pour nous, mais celui qui fera montre d’une grande capacité de réflexion et d’adaptation de son discours à notre environnement social immédiat. Que mes aînés se tiennent correctement alors, ce Sénégal n’est pas le leur. Le Sénégal, ce Sénégal contemporain, ce Sénégal qui bouge, c’est notre Sénégal à nous les jeunes. Nous ne sommes plus dans cette dynamique d’assimilation, d’autant plus que nous ne sommes pas nés sous occupation française. Le temps des citations et des références est révolu. Ce n’est plus le temps des copies collées. Nous ne cherchons pas à nous faire consacrer par quelque système que ce soit, sinon par notre propre système, un système sénégalais qui permette à la société sénégalaise de s’accomplir dans la voie qu’elle aura elle-même choisie. Ce ne sont pas les intellectuels qui théorisent les voies et moyens que la société doit emprunter pour évoluer harmonieusement dans son environnement. La société dans sa lutte pour la survie, trouve naturellement le moyen de dépasser les différentes situations qu’elle traverse. Ce n’est que longtemps après, que ces systèmes de dépassement seront théorisés. Vous pourrez vous référer, comme il en est de vos habitudes, à ce que vous voudrez, mais il n’en demeurera pas moins vrai que le système de développement japonais par exemple, n’eut pas été théorisé bien après l’essor du soleil levant. La croyance en des intellectuels sauveurs est rétrograde. Nous connaissons que trop vos motivations inavouées. Intellectuel de ceci, intellectuel de cela, cercle de je ne sais quoi d’autre qui prétend organiser une conférence de je ne sais quoi, pour amener le Sénégal je ne sais où ! Je suis jeune certes, il faut le notifier, mais en tant que tel mon rôle est de poser les questions, pas les fausses, mais les vraies questions de notre société. Car, vous le savez certainement mieux que moi, Deuguë ci laméñou khalé laye guéné. Je manque peut-être d’expérience, mais en vérité, de quelle expérience me parlez-vous à chaque fois que vous faites face à vos limites ? Si c’est ne pas être soumis aux contraintes sociales au point de transformer mon stylo en tube digestif, j’en suis vraiment fier. Voyez-vous chers aînés, il faut qu’on apprenne à nous dire la vérité en face. Vous en avez tellement ingurgités que vos idées sont devenues indigestes. Vous êtes constipés de partout. Voilà ce que vous êtes, des cerveaux inaptes à la production intellectuelle tant la bataille du quotidien ne vous laisse pas le temps de cogiter. Alors bine bine. Comment avez-vous osé vous prétendre victime de discrimination lors de la conférence des intellectuels africains et de la diaspora et, à votre tour pratiquer cette même discrimination envers ceux qui ne partagent pas vos points de vue ? Je vous croyais conséquent mais en vérité vous ne l’êtes point. Vous n’êtes en fait pas très différents de ceux sur qui vous tirez à longueur d’année. Enfin, il faut que vous sachiez que tant que vous ne serez pas capable de soutenir le débat contradictoire dans notre pays, vous ne serez, encore et pour toujours, que d’éternels apprentis de je ne sais quoi, mais en tout cas tout sauf un intellectuel. Car, être un intellectuel ce n’est pas avoir une grande gueule et râler à tout bout de champs, ce n’est pas non plus se lier d’amitié avec la presse afin d’y apparaître souvent telle une page de publicité. Être intellectuel ce n’est pas non plus se lier d’amitié avec ceux dont les bienveillances ont pour but de manipuler le peuple et de l’enrégimenter. Tenez vous correctement mes aînés. Etre un intellectuel c’est beaucoup plus que cela. Etre un intellectuel c’est un état d’esprit, ce n’est pas quelque chose qu’on porte en bandoulière. On ne naît pas intellectuel, on n’est jamais diplômé intellectuel, on ne se revendique pas intellectuel, on se le voit considéré. L’intellectuel, ce me semble, est celui qui analyse, qui étudie et qui intervient dans tous les domaines de la vie sociale pour ainsi apporter des correctifs là où il y a erreur, et proposer des solutions là où il y a problème. L’intellectuel conséquent est celui qui se soucie, d’abord et avant tout, de son autonomie de penser. Car, à s’attacher ne serait-ce que de sympathie avec le politique, son objectivité pourrait naturellement s’en trouver soumise à des contraintes sociales, d’où pourrait naître une certaine subjectivité, une sorte de motivation partisane inavouée lui imposant soit de défendre l’ami politique, soit de tout faire pour destituer le parti ennemi. L’intellectuel, d’une manière générale et pas exhaustive, est permanemment hanté par ce souci constant d’accomplir son regard critique pour que le peuple s’accomplisse. Sa préoccupation ne puit donc être autre que le Nous qui garantit l’équilibre et le bien être social du peuple tout entier. Toute autre personne se réclamant intellectuelle et ne se s’occupant que du moi personnel et individuel, du lui le gouvernant et du nous le parti, n’est en réalité qu’un opportuniste. Ce qui l’intéresse ce n’est pas d’arriver à changer quoi que soit, de faire évoluer le pays, mais de s’en mettre plein les poches en garantissant les intérêts de ceux dont les actions mettent le pays à genoux. Ce genre d’individus est dangereux. Dans notre pays, il y en a que trop. Ce sont tous ceux qui se regroupent dans des organisations de circonstance pour profiter des bienveillances d’un quelconque Président de la République ou d’un quelconque leader politique. Mouvement de soutien entend-on dire par ci, mouvement de défense par là, organisation et cercle de je ne sais encore quoi d’autres. L’intellectuel conséquent est celui là même qui nourrit un idéal non pas personnel, mais commun en ce sens que l’idéal intellectuel constitue, pour l’intellectuel, le modèle dans lequel la société toute entière serait mieux accomplie. Toutefois, pour que l’idéal intellectuel s’accomplisse, il faudrait d’abord que son auteur s’engage résolument à le construire, à l’argumenter, à le prouver, de sorte que le peuple valide lui-même l’idéal intellectuel. Ce n’est qu’à partir de ce moment que prend naissance une sorte de conscience collective qui fait corps autour de l’idéal intellectuel pour arriver, par tous les moyens légitimes et nécessaires, à l’insérer dans le système d’habitus social, le but étant de résoudre tel ou tel autre problème qui s’opposerait à l’évolution harmonieuse de la société. Mais quand on crie sur tous les toits qu’on est intellectuel, quand on revendique le droit d’être un intellectuel, quand on pense que parce que nous sommes professeur de ceci ou de cela nous sommes automatiquement intellectuel, et ce faisant nous pensons régler les problèmes qui s’opposent à l’évolution de notre cité, nous nous foutons le doigt dans l’œil jusqu’à la nuque. De fait, tous ceux qui revendiquent de la société qu’elle leur reconnaisse le fait d’être intellectuel, tous ceux qui, parce qu’ils ont publié tels ou tels autres articles, pensent qu’il n’est d’autres intellectuels qu’eux, passent complètement à côté de la plaque. Ce genre de personne, ce genre de soit dit étant intellectuel, nous n’en voulons pas et ils ne nous servent à rien sinon que leur malhonnêteté et leur motivations inavouées nous mettent les œillères de la dérive. Je suis pour ma part convaincu que ce ne sont pas ces intellectuels constipés qui nous aiderons à analyser notre environnement et à en tirer profit. Nous n’avons particulièrement rien contre le fait que des gens prennent l’initiative de réfléchir sur tel ou tel autre sujet. Notre seul soucis est l’objectivité de ceux qui prétendent être des intellectuels et donc ceux qui s’attribuent le devoir de penser afin que la nation tout entière s’accomplisse dans un idéal commun, pour une ascension commune. Ce n’est pas leur nier le droit d’être des intellectuels, c’est plutôt une invitation à la confrontation d’idées et d’arguments, à un débat public afin que dans le futur, les questions relatives à la nature et à la fonction de l’intellectuel dans notre société soient définitivement évacuées. La rencontre des prétendus intellectuels sénégalais regroupés au sein d’un supposé cercle de je ne sais quoi, dans un récent congrès de, disent-ils, 300 intellectuels sénégalais, tenu à Dakar les 28 et 29 décembre 2004, m’interpelle dans ce sens. Ce dont je parle, c’est de cette malhonnête prétention à parler au nom de tous les intellectuels sénégalais, alors qu’en réalité il ne s’agit que d’une entreprise individuelle, au mieux, ce ne serait pas plus qu’un GIE. « Le temps de penser, le moment d’agir4 », mais j’estime seulement que le temps présent est celui qui impose préalablement à toute action, que ces prétendus intellectuels, constipés à mon sens, sachent que l’intellectuel conséquent ne devrait pas servir le temps d’un mandat présidentiel (vous savez de quoi je parle), ni viser à tout prix la destitution d’un régime présidentiel (comme c’est le cas actuellement), mais en toutes circonstances, quelque soit le régime en place, tant que sa réflexion est cohérente et satisfaisante pour l’évolution sociale, il doit s’acquitter de son devoir critique et objectif, en ce sens que ce qui doit l’intéresser en vérité c’est le Nous communautaire, collectif et national. Toute autre personne qui ne sert pas les intérêts de la Nation, se supposant intellectuel et ne s’occupant point du Nous collectif, communautaire et national n’est autre qu’un mouton5. PIERRE HAMET BA (épargnez-moi le titre) NOTES Cf. Pierre Hamet Bâ, Attention votre Excellence, Quotidien, Info 7, Taxi le Journal et Walf du mardi 19 août 2003. Archives coloniales de la sous-préfecture de Kélo dans la Tandjilé (Tchad). « Les douze commandements coloniaux dont chaque administrateur colonial, chaque agent colonial quelque soit son statut est tenu de faire une application rigoureuse ». Extrait des archives coloniales de la sous-préfecture de Kélo. Op. Cit. Article 12 Slogan du cercle des intellectuels du Sénégal Cf. Pierre Hamet Bâ. Op.cit, premier paragraphe de l’article.

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